CHAPITRE VI

 

N’ayant pas les moyens de se payer une voiture neuve, Joe Schilling en possédait une vieille qu’il appelait Max et qui avait très mauvais caractère. Max rechignait systématiquement à exécuter les instructions que son chauffeur lui donnait, prétextant qu’elle avait besoin d’être retapée avant d’entreprendre de longs trajets, comme ce voyage sur la Côte Ouest que devait effectuer Schilling.

Finalement, après des palabres interminables, Schilling réussit à lui faire prendre la direction de San Rafael, en Californie. Il n’avait pas oublié d’emmener avec lui son fidèle perroquet Iore.

Il était tôt dans la matinée, ce qui lui permettrait certainement de trouver Pete Garden à son appartement provisoire. Pete avait appelé la nuit dernière pour le tenir au courant de la première rencontre avec Lucky Luckman, et il avait suffi à Schilling d’entendre le ton de sa voix pour deviner quel avait été le résultat. Luckman avait gagné.

Et le plus ennuyeux, c’était qu’il possédait maintenant deux titres de propriété en Californie, ce qui le dispensait désormais de mettre Berkeley en jeu : il pouvait se servir de l’autre titre.

Voilà pourquoi Joe Schilling faisait route en ce moment vers la Côte, emportant quelques effets personnels et son perroquet. Il était en train de réfléchir sur les inconvénients que représentait l’intervention des femmes dans le Jeu, car, au cours de son entretien vidéophonique avec Pete, celui-ci avait évoqué le cas de Carol Holt Garden, sa nouvelle femme et partenaire. Pour Schilling, la confusion entre l’aspect économique et l’aspect sexuel de leur existence ne faisait que compliquer les choses, et il maudissait les Titaniens d’avoir voulu résoudre les problèmes des Terriens au moyen d’une solution unique et simpliste qui ne réglait rien, au contraire.

Schilling survolait le Nouveau Mexique, toujours perdu dans ses pensées. Le mariage avait toujours été une notion essentiellement économique. À cet égard, les Vugs n’avaient rien inventé, mais seulement intensifié une situation qui existait déjà. Le mariage était lié à la transmission de la propriété, des droits de succession, et aussi des conditions de carrière. Tout ceci transparaissait clairement dans le Jeu et en commandait les règles. Le Jeu ne faisait que traiter ouvertement ce qui l’était avant implicitement.

La radio de la voiture s’alluma et Schilling entendit une voix d’homme s’adresser à lui :

— Ici Kitchener. On m’a dit que vous aviez quitté ma Possession. Pourquoi ?

— Une affaire qui m’appelle sur la Côte Ouest.

Cela l’agaçait que le Possédant vienne interférer dans ses affaires. Mais c’était bien dans les habitudes du Colonel Kitchener, un vieil officier célibataire à la retraite et au caractère de cochon, de fourrer son nez partout.

— Je ne vous ai pas donné l’autorisation, récrimina Kitchener. Je pourrais fort bien vous interdire de revenir chez moi, Schilling. Je sais que vous allez jouer à Carmel, mais si vous êtes encore capable de jouer, c’est pour moi que vous devriez le faire.

Schilling maudit le Colonel en silence. Il était évident que l’affaire avait transpiré. C’était l’inconvénient avec une planète réduite à l’état d’une population de petite ville, où n’importe qui savait ce que faisait l’autre.

— Pourquoi ne vous exerceriez-vous pas dans mon groupe ? continua Kitchener. Vous pourriez de la même façon jouer contre Luckman une fois que vous seriez revenu en forme. Vous risquez de rendre un mauvais service à vos amis en rejouant du jour au lendemain après une si longue interruption, vous ne trouvez pas ?

— C’est possible, mais je ne suis pas aussi rouillé que vous le pensez.

— Je constate en tout cas que vous l’êtes lorsqu’il s’agit de jouer pour moi. Enfin… Je vous donne l’autorisation de partir, mais, si vous retrouvez votre talent passé, je compte bien que vous en ferez profiter votre Possédant attitré, ne serait-ce que par simple loyauté. Bonne journée !

— Bonne journée ! répondit Schilling en coupant le circuit.

Son voyage sur la Côte lui avait déjà valu deux ennemis : sa voiture et le Colonel Kitchener. Mauvais présage ! S’il pouvait se permettre d’être en conflit avec la première, c’était plus délicat avec un homme aussi puissant que Kitchener. Dans le fond, le Colonel avait raison : s’il lui restait encore quelque talent, il devait le mettre d’abord au service de son propre Possédant.

D’un seul coup, Max s’adressa à lui sur un ton de reproche :

— Vous voyez dans quel pétrin vous vous êtes fourré ? Vous vous imaginiez peut-être pouvoir quitter le Nouveau-Mexique sans vous faire remarquer ?

Schilling hocha la tête d’un air contrit. Sa voiture avait raison. Décidément, cela commençait mal.

 

Lorsqu’il se réveilla dans cet appartement de San Rafael qui ne lui était pas encore très familier, Pete Garden eut une réaction de surprise en voyant à côté de lui la masse de cheveux en désordre, les épaules nues et lisses qui ressemblaient à une invitation, avant de se rappeler à qui ils appartenaient et ce qui s’était passé la veille au soir. Il sortit du lit sans la réveiller et alla dans la cuisine chercher un paquet de cigarettes.

Un second titre californien avait été perdu et Joe Schilling était en route pour venir le rejoindre, voilà ce dont il se souvenait. Et il avait maintenant une femme qui… Comment déterminer exactement ses rapports avec Carol Holt Garden ?

Il alluma une cigarette et brancha la bouilloire pour le thé. Comme celle-ci commençait à le remercier, il la fit taire pour qu’elle ne réveille pas sa femme. La bouilloire se contenta de chauffer en silence.

Il aimait bien Carol : elle était jolie et, ce qui ne gâtait rien, excellente partenaire au lit. Toutefois il trouvait sa façon de ressentir les choses excessive. Pour Carol, ce nouveau mariage stimulait son sens de l’identité par le biais du prestige. En tant que femme, épouse et partenaire de Jeu. C’était beaucoup.

Dehors, dans la rue, les deux enfants McClain jouaient plus calmement que la veille ; il entendait leurs voix tendues et assourdies. Il regarda par la fenêtre de la cuisine et les vit, le garçon Kelly et la petite Jessica, en train de jouer à une sorte de jeu de couteau. Ils étaient tellement absorbés qu’ils ne semblaient conscients de rien d’autre ni de sa présence, ni du vide qui les entourait.

« Je me demande comment est leur mère », se dit Pete.

« Patricia McClain, dont je connais l’histoire… »

Il alla prendre ses vêtements dans la chambre et retourna dans la cuisine pour s’habiller sans risquer de réveiller Carol.

— Je suis chaude ! annonça la bouilloire.

Au moment de se faire du café, Pete se ravisa. « Voyons si Mrs. McClain va préparer le petit déjeuner au Possédant », se dit-il.

Après s’être assuré devant la glace qu’il était, sinon irrésistible, du moins présentable, il sortit sans faire de bruit et descendit les marches qui menaient à la rue.

— Bonjour, les enfants ! lança-t-il à Kelly et Jessica.

— Bonjour, Mr. le Possédant ! lui répondirent-ils sans lever la tête, car ils étaient toujours accaparés par leur jeu.

— Où puis-je trouver votre mère ?

Ils lui montrèrent la direction. Respirant une bonne bouffée d’air matinal, Pete traversa résolument la rue à grandes enjambées. Il se sentait un appétit féroce, mais sur divers plans…

 

Max, l’automobile de Schilling, vint se ranger le long du trottoir devant l’immeuble, à San Rafael. Schilling s’extirpa laborieusement de son véhicule.

Il appuya sur le bouton qui l’intéressait et un bourdonnement lui répondit en ouvrant la lourde porte de l’immeuble. Une porte destinée à empêcher d’entrer les cambrioleurs qui n’existaient plus, se fit-il la réflexion en montant l’escalier jusqu’au quatrième étage.

La porte de l’appartement était ouverte, mais ce n’était pas Pete Garden qui l’attendait : c’était la jeune femme brune aux cheveux ébouriffés et à l’expression ensommeillée.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

— Un ami de Pete, répondit Schilling. Vous êtes Carol ?

Elle hocha la tête en ramenant sa robe de chambre contre elle d’un air gêné.

— Pete est sorti. Je ne sais pas où il est allé.

— Puis-je entrer et l’attendre ici ?

— Si vous voulez. Je vais préparer le petit déjeuner.

Schilling entra et la suivit dans la cuisine. La bouilloire annonça :

— Mr. Garden était ici, mais il est sorti.

— A-t-il dit où il allait ? interrogea Schilling.

— Il a regardé par la fenêtre et il est sorti.

L’Effet Rushmore incorporé à la bouilloire n’était pas d’un grand secours pour avoir des informations.

Schilling s’assit à la table de la cuisine pendant que Carol était en train de préparer le petit déjeuner.

— Comment ça va entre Pete et vous ? demanda-t-il.

— Notre premier soir n’a pas été très réussi : nous avons perdu. Pete en était très affecté. Il n’a pas desserré les dents en revenant ici, et c’est tout juste s’il m’a adressé la parole depuis. Comme s’il me rendait responsable de cet échec. – Elle se tourna vers Schilling d’un air triste. – Je ne sais vraiment pas comment cela va pouvoir se passer entre nous ; Pete me semble avoir des obsessions presque… suicidaires.

— Vous n’y êtes pour rien, vous savez : il a toujours été comme ça.

— Merci de me rassurer. Oh… est-ce vous l’ami qu’il a vidéophoné la nuit dernière après le Jeu ?

— Oui.

Il se sentait très gêné ; c’était cette jeune femme qu’il était venu remplacer à la table du Jeu. Connaissait-elle exactement les intentions de Pete ? Force était d’admettre que celui-ci se montrait souvent rustre à propos des femmes.

— Je sais pourquoi vous êtes venu, Mr. Schilling.

Schilling émit un borborygme embarrassé.

— Je n’ai pas l’intention de me laisser évincer, dit-elle en mettant quelques cuillerées de café dans la cafetière. Je connais votre histoire et je crois que je peux faire mieux que vous.

Nouveau borborygme de Schilling, accompagné cette fois d’un hochement de tête indulgent.

Il but le café qu’elle lui avait préparé, et elle-même commença à manger. Tous deux observaient un silence gêné en attendant le retour de Pete.

 

Patricia McClain était en train de passer le chiffon à poussière dans son living. En voyant Pete, elle sourit, d’un petit sourire énigmatique. Pete lui dit bonjour d’un air gêné.

— Je lis dans votre esprit, Mr. Garden. Vous savez pas mal de choses à mon sujet, et c’est Joe Schilling qui vous les a révélées. Vous avez donc rencontré Mary Anne, ma fille aînée, et vous la trouvez « formidablement attirante », d’après Schilling. Comme moi, paraît-il… – Elle leva vers lui des yeux étincelants. – Ne croyez-vous pas que Mary Anne est un peu jeune pour vous ? Vous avez cent quarante ans, ou approximativement, et elle dix-huit.

— Depuis l’opération de la Glande de Hynes…

— Peu importe. Et vous pensez aussi que la vraie différence entre ma fille et moi, c’est que je suis aigrie alors qu’elle est encore fraîche et féminine. Cela surprend de la part d’un homme qui rumine sans arrêt des idées de suicide !

— C’est plus fort que moi, expliqua Pete. Cliniquement parlant, c’est une obsession involontaire ; j’aimerais pouvoir m’en débarrasser. Le docteur Macy connaît bien mon cas. J’ai pris tous les tranquillisants existant sur le marché ; ça disparaît pendant un temps et puis ça revient. – Entrant complètement dans l’appartement des McClain – : Vous avez déjà pris votre petit déjeuner ?

— Oui. Et il n’est pas question que vous-même le preniez ici : ce n’est pas convenable, d’une part, et en outre je n’ai nullement l’intention de vous le préparer. Je vais vous parler très franchement, Mr. Garden, je ne tiens pas du tout à avoir le moindre rapport affectif avec vous. L’idée même m’en paraît insupportable.

— Pourquoi ? dit-il sur le ton le plus détaché qu’il put.

— Parce que je ne vous aime pas beaucoup.

— Et pourquoi cette aversion à mon égard ?

— Parce que vous pouvez jouer au Jeu et pas moi. Et aussi parce que vous avez une femme, une nouvelle, et que vous êtes ici au lieu d’être auprès d’elle.

— Être télépathe est très utile lorsqu’il s’agit d’apprécier les faiblesses ou les vices des autres, n’est-ce pas ?

— En effet.

— Mais qu’y puis-je si vous m’attirez, et pas Carol ?

— Vous ne pouvez peut-être pas vous empêcher d’éprouver certains sentiments, mais par contre vous pourriez éviter de faire ce que vous faites. Je sais très bien pourquoi vous êtes venu ici ce matin, Mr. Garden. Mais n’oubliez pas que je suis mariée moi aussi. Et moi, je prends le mariage au sérieux, contrairement à vous. Comment pourriez-vous le prendre au sérieux, il est vrai, vous qui changez de femme toutes les semaines ou à peu près ? Chaque fois que vous essuyez un sérieux échec au Jeu.

Elle parlait presque entre ses dents et ses yeux noirs lançaient des éclairs. Sa répulsion était manifeste. Pete se demandait comment elle pouvait être avant que la découverte de ses dons psioniques ne la condamne à ne plus pouvoir participer au Jeu.

— Exactement comme je suis maintenant, répondit-elle à ses pensées.

— J’en doute.

Il se prit à songer à la fille de Patricia McClain. Avait-elle le même don télépathique que sa mère ? Si oui…

— Non, Mary Anne n’est pas télépathe, dit Patricia McClain. Aucun des enfants n’a de don psionique, nous avons déjà vérifié.

« Elle ne finira pas comme sa mère, alors », se dit-il à lui-même.

— Peut-être pas, fit Patricia songeusement. – D’un seul coup son expression redevint dure. – Vous ne pouvez pas rester ici, Mr. Garden, mais, par contre, vous pouvez me conduire à San Francisco si vous désirez vous rendre utile : j’ai quelques courses à faire. Et nous pouvons prendre le petit déjeuner dans un restaurant si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

Il était sur le point d’accepter la proposition quand il se rappela Joe Schilling.

— Non, je ne peux pas. J’ai une affaire à voir.

— Une discussion stratégique concernant le Jeu. Je constate que vous faites passer cela avant toute autre chose. Malgré vos soi-disant « sentiments profonds », à mon égard !

— J’ai demandé à Joe Schilling de venir ; je dois être là pour l’accueillir.

Apparemment, ce qui lui paraissait évident à lui ne le paraissait pas autant à elle, mais qu’y faire ? Le cynisme affecté par la jeune femme n’y pouvait rien changer.

— Ne me jugez pas, dit-elle. Vous avez peut-être raison, mais… – Elle s’écarta de lui portant la main à son front comme si elle éprouvait une douleur physique. – Je ne peux vraiment pas le supporter.

— Désolé. Je m’en vais.

— Écoutez, dit-elle. Donnons-nous rendez-vous à une heure et demie en ville, à San Francisco. Au Market and Third. Nous pourrons déjeuner ensemble. Pensez-vous pouvoir vous dégager de vos obligations envers votre femme et votre ami ?

— Oui.

— Alors, c’est entendu.

Et elle retourna à son ménage.

— Puis-je savoir pourquoi vous avez brusquement changé d’avis ? Vous ne vouliez plus me voir tout à l’heure. Qu’avez-vous lu dans mon esprit ? Ce devait être rudement important.

— Je préférerais ne rien vous dire.

— S’il vous plaît.

— La faculté télépathique comporte un inconvénient majeur, que vous ignorez peut-être : elle a tendance à saisir trop de choses. Elle est trop sensible aux pensées marginales ou simplement latentes qui existent chez les gens, ce que les anciens psychologues appelaient « l’esprit inconscient ». Il y a une relation entre la faculté télépathique et la paranoïa, celle-ci étant l’assimilation involontaire des pensées hostiles et agressives qui sont refoulées chez les autres.

— Qu’avez-vous vu dans mon inconscient, Pat ?

— J’ai… j’ai vu un syndrome d’action potentielle. Si j’étais presciente, je pourrais vous en dire davantage. Vous pouvez accomplir l’acte en question, comme vous pouvez ne pas l’accomplir, mais… – Elle leva les yeux vers lui. – c’est un acte violent, et qui a un rapport avec la mort.

— La mort… répéta-t-il.

— Peut-être essaierez-vous de vous suicider, je ne sais pas. Ce que je vois n’est pas encore très clair. Cela a un rapport avec la mort et… et avec Jerome Luckman.

— Et c’est si grave que cela vous a fait complètement revenir sur votre décision de ne plus jamais avoir affaire à moi ?

— Il serait mal de ma part, après avoir perçu un tel syndrome, de vous abandonner purement et simplement à votre sort.

— Vous êtes trop aimable, dit-il sur un ton aigre.

— Je ne veux pas avoir cela sur la conscience. Je n’aimerais pas du tout apprendre demain ou après-demain, dans l’émission de Nats Katz, que vous avez pris une overdose d’Emphytal, comme vous ne cessez d’y songer.

Elle lui sourit mais lui offrait un visage impavide, sinistre.

— Je vous verrai donc à une heure et demie au Market and Third, dit-il.

« À moins, ajouta-t-il pour lui-même, que ce fameux syndrome avant-coureur de violence, de mort, et qui concerne Luckman, se soit réalisé entre-temps. »

— C’est possible, dit-elle d’un air grave. L’inconscient a un autre avantage : il est hors du temps. On ne peut pas dire si l’acte que l’on y voit se situe à quelques minutes, quelques jours, ou même à des années de sa réalisation. Tout est trop brouillé.

Pete sortit sans un mot de l’appartement des McClain.

La première chose dont il fut conscient ensuite fut qu’il était dans sa voiture en train de survoler le désert à haute altitude. Alors il réalisa qu’il était beaucoup plus tard. Allumant le transmetteur-radio, il demanda :

— Quelle heure est-il ?

— Six heures du soir, lui répondit la voix mécanique du servo-circuit de la voiture, Heure Standard des Mountain States, Mr. Garden.

— Qu’est-ce que c’est que ce désert ? On dirait le Nevada.

— Vous êtes en train de survoler l’Utah Occidental.

— Quand ai-je quitté la Côte ?

— Il y a deux heures, Mr. Garden.

— Qu’est-ce que j’ai fait pendant les cinq dernières heures ?

— À neuf heures et demie vous avez quitté Marin County pour Carmel, dit la voiture. Pour la salle du Jeu.

— Qui y ai-je vu ?

— Je l’ignore.

— Continue, dit-il, la respiration oppressée.

— Vous y êtes resté une heure. Ensuite vous êtes parti pour Berkeley.

— Berkeley ?

— Vous vous êtes arrêté au Claremont Hôtel. Très peu de temps, peut-être quelques minutes seulement. Ensuite vous êtes reparti pour San Francisco. Là, vous vous êtes arrêté au State College et vous êtes entré dans le bâtiment de l’administration.

— Pour y faire quoi, tu ne sais pas non plus ?

— Non, Mr. Garden. Vous y êtes resté une heure. Puis vous êtes reparti, et cette fois vous vous êtes posé sur un parking du centre de San Francisco, au Market and Third. Vous m’avez laissée là et vous êtes parti à pied.

— Dans quelle direction ?

— Je n’ai pas fait attention.

— Continue.

— Vous êtes revenu à deux heures et quart et vous m’avez dit de prendre la direction de l’Est. C’est ce que je fais depuis deux heures.

— Et nous n’avons atterri nulle part depuis San Francisco ?

— Non, Mr. Garden. À propos, je n’ai presque plus d’essence : nous devrions nous poser à Salt Lake City, si c’est possible.

— D’accord, vas-y.

La voiture remercia et modifia son itinéraire. Pete resta un moment à réfléchir, puis il vidéophona à son appartement de San Rafael.

Le visage de Carol Holt Garden apparut sur l’écran.

— Oh, hello ! lui dit-elle. Où es-tu ? Bill Calumine a appelé : il réunit le groupe tôt ce soir pour mettre au point une stratégie. Il voulait être sûr que nous y soyons bien tous les deux.

— Joe Schilling est passé ?

— Mais… où as-tu la tête ? Tu es repassé à l’appartement tôt dans la matinée et vous êtes allés discuter tous les deux dans ta voiture pour que je n’entende pas.

— Que s’est-il passé après ? interrogea-t-il d’une voix étouffée.

— Je ne comprends pas ce que tu veux dire.

— Qu’est-ce que j’ai fait ? Je suis allé quelque part avec Joe Schilling ? Où est-il en ce moment ?

— J’ignore où il est, mais… qu’est-ce que tu as ? Tu ne te souviens même plus de ce que tu as fait aujourd’hui ? Il t’arrive souvent d’avoir des périodes d’amnésie comme ça ?

— Dis-moi simplement ce qui s’est passé, insista Pete sèchement.

— Eh bien, tu as discuté dans la voiture avec Joe Schilling, donc, et après il est parti, je crois. En tout cas tu es remonté seul et tu m’as dit… Une seconde, je te prie, j’ai quelque chose sur la cuisinière.

Elle disparut de l’écran et il attendit en comptant les secondes. Bientôt elle revint :

— Excuse-moi. Où en étais-je ? Oui : tu es remonté… – Elle réfléchit un instant. – Nous avons parlé. Ensuite tu es ressorti et je ne t’ai plus revu jusqu’à ce que tu m’appelles maintenant.

— De quoi avons-nous parlé tous les deux ?

— Tu m’as dit que tu voulais jouer avec Joe Schilling comme partenaire ce soir. – La voix de Carol était devenue plus froide. – C’est de cela que nous avons discuté. Nous nous sommes disputés, plus exactement. Finalement… – Elle lui adressa un regard dur. – Si tu ne te souviens vraiment pas…

— Non, je ne me souviens de rien.

— Alors je ne vois pas pourquoi je te le dirais. Tu n’as qu’à demander à Joe si tu tiens à le savoir. Je suis sûre que c’est toi qui le lui as dit.

— Où est-il ?

— Je n’en ai aucune idée.

Et là-dessus Carol coupa la communication. Pete regarda son image s’effacer lentement sur l’écran.

« L’inquiétant, songea-t-il, c’est que je ne me souvienne de rien. Je n’ai peut-être rien fait du tout, finalement ; du moins rien d’exceptionnel ou d’important. Sauf d’être allé à Berkeley… Peut-être était-ce simplement pour récupérer des affaires que j’y avais laissées. »

Mais, selon l’Effet Rushmore de sa voiture, il n’était pas passé à son ancien appartement : il était allé au Claremont Hôtel, là où Lucky Luckman était installé.

De toute évidence, il avait vu, ou essayé de voir, Luckman.

« Je ferais mieux d’essayer de retrouver Joe pour lui en parler. Pour lui dire que, pour quelque raison mystérieuse, toute une journée se trouve rayée de ma mémoire. Serait-ce l’émotion après ce que Pat McClain m’a annoncé ? »

Et, de toute évidence également, il avait été au rendez-vous de Patricia en ville. Mais alors qu’avaient-ils fait ?

Quelles étaient ses relations avec elle à présent ? Peut-être avait-il réussi ; peut-être au contraire n’avait-il fait qu’envenimer leurs rapports. Comment savoir ? Et cette visite au State College de San Francisco ?…

Manifestement, il était allé y chercher la fille de Pat, Mary Anne. Fichtre, quel dommage de ne plus se souvenir d’une journée pareille !

Par l’intermédiaire du transmetteur de la voiture, Pete appela le magasin de Joe Schilling au Nouveau-Mexique et eut droit aux réponses d’un servo-répondeur Rushmore lui indiquant que Mr. Schilling était absent et qu’on pouvait le contacter chez le Possédant Pete Garden à San Rafael, sur la Côte Pacifique. Pete coupa la communication. Puis il vidéophona Freya Garden Gaines.

Freya avait l’air contente de l’entendre, mais elle aussi ignorait où pouvait être Joe Schilling. Après avoir raccroché, il interrogea sa voiture :

— Penses-tu avoir suffisamment d’essence pour aller directement jusqu’à San Rafael sans t’arrêter à Salt Lake City ?

— Non, Mr. Garden, répondit la voiture.

— Alors prends ta satanée essence et regagne la Californie le plus vite possible.

— Bien. Mais ce n’est pas la peine de vous mettre en colère après moi : c’est sur vos instructions que nous sommes ici.

Pete pesta après la voiture mais dut se résigner à passer préalablement par Salt Lake City.